« Vu à Paris le Vredens Dag (Jour de colère). Son invention m’est apparue susceptible d’intéresser notre modernité dans ses limites les plus avancées (…)
Je suis surtout frappé par la première partie, où se déroule et se conclut la tragédie de la vieille sorcière. J’y vois, prise isolément, une tragédie du jugement encore actuelle. Nous avons cette vieille sorcière et ces hommes qui la poursuivent en justice. L’une et les autres sont tellement aveuglés par l’obscurité où ils baignent (l’histoire, la culture, le degré de conscience et de vérité auxquels ils appartiennent) qu’ils sont incapables de se « juger » réciproquement, ni de « se voir ». La vieille femme est « convaincue » qu’elle est coupable, qu’elle est une sorcière. Les ecclésiastiques sont « convaincus » de découvrir une « faute », et de devoir la châtier, en hommes équitables, pour le bien du monde. La vieille Marthe Hersolfs ignore qu’elle n’a commis aucune faute véritable en agissant comme elle l’a fait. Et ces ecclésiastiques ignorent qu’ils commettent une faute en faisant ce qu’ils font.
Mais
la première n’est pas simplement une victime, car son innocence est
abjecte (comme sa nudité obèse et sénile, dans la scène de torture) et les
autres ne sont pas seulement des oppresseurs, car ils ne savent pas ce qu’ils
font. Ils ne sont qu’aveugles, l’une et les autres, et l’une accepte la cécité
des autres parce qu’elle-même est privée de vue ; les autres accablent sa
cécité, à cause de la leur.
Ce
conflit d’une double cécité me semble contenir la suggestion de toute tragédie
qui peut exister parmi les hommes, non sur le plan passionnel où se rencontrent
toujours des torts et des raisons qui sont relatifs, mais sur le plan des
efforts destinés à atteindre la connaissance, à prendre conscience. Ce qui
donne son accent tragique au conflit, c’est que pour arriver à le déceler, il
faut notre jugement d’hommes historiquement « moins aveugles » que
cette vieille sorcière et ces ecclésiastiques. L’horreur naît de cette faculté
de voir derrière nous, que Dreyer éveille en nous. Au lieu d’illustrer
l’atrocité d’une certaine situation ou d’un certain instant historique fût-ce
par analogie avec certaines situations de notre temps (comme c’est le cas de
tant d’œuvres théâtrales ou littéraires modernes, voire récentes), l’œuvre
produit une impression d’horreur à notre époque actuelle, dans nos conditions
actuelles, étant donné notre idée actuelle de la conscience. Ne pouvons-nous
donc regarder qu’en arrière ? Notre jugement ne nous sert-il (ne peut-il
jamais nous servir) pour nous-mêmes ? »
Elio
Vittorini, octobre 1947
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