« On a
coutume de représenter la poésie comme une dame voilée, langoureuse, étendue
sur un nuage. Cette dame a une voix musicale et ne dit que des mensonges.
Maintenant,
connaissez-vous la surprise qui consiste à se trouver en face de son propre nom
comme s’il appartenait à un autre, à voir, pour ainsi dire, sa forme et à entendre le bruit de ses syllabes sans
l’habitude aveugle et sourde que donne une longue intimité. Le sentiment qu’un
fournisseur, par exemple, ne connaît pas un mot qui nous paraît si connu, nous
ouvre les yeux, nous débouche les oreilles. Un coup de baguette fait revivre le
lieu commun.
Il arrive que le
même phénomène se produise pour un objet, un animal. L’espace d’un éclair, nous
voyons un chien, un fiacre, une
maison pour la première fois. Tout ce
qu’ils présentent de spécial, de fou, de ridicule, de beau nous accable.
Immédiatement après, l’habitude frotte cette image puissante avec sa gomme.
Nous caressons le chien, nous arrêtons le fiacre, nous habitons la maison. Nous
ne les voyons plus.
Voilà le rôle de
la poésie. Elle dévoile, dans toute la force du terme. Elle montre nues, sous
une lumière qui secoue la torpeur, les choses surprenantes qui nous environnent
et que nos sens enregistraient machinalement.
Inutile de
chercher au loin des objets et des sentiments bizarres pour surprendre le
dormeur éveillé. C’est la le système du mauvais poète et ce qui nous vaut
l’exotisme.
Il s’agit de lui
montrer ce sur quoi son cœur, son œil glissent chaque jour, sous un angle et
avec une vitesse tels qu’il lui paraît le voir et s’en émouvoir pour la
première fois.
Voilà bien la
seule création permise à la créature.
Car, s’il est
vrai que la multitude des regards patine les statues, les lieux communs,
chefs-d’œuvre éternels, sont recouverts d’une crasse qui les rend invisibles et
cache leur beauté.
Mettez un lieu
commun en place, nettoyez-le, frottez-le, éclairez-le de telle sorte qu’il
frappe, avec sa jeunesse et avec la même fraîcheur, le même jet qu’il avait à
sa source, vous ferez œuvre de poète.
Tout le reste
est littérature. »
Jean Cocteau