samedi, janvier 27, 2018

"Aveuglement et jugement. (A propos d'un film de C.T. Dreyer.)"




« Vu à Paris le Vredens Dag (Jour de colère). Son invention m’est apparue susceptible d’intéresser notre modernité dans ses limites les plus avancées (…)
Je suis surtout frappé par la première partie, où se déroule et se conclut la tragédie de la vieille sorcière. J’y vois, prise isolément, une tragédie du jugement encore actuelle. Nous avons cette vieille sorcière et ces hommes qui la poursuivent en justice. L’une et les autres sont tellement aveuglés par l’obscurité où ils baignent (l’histoire, la culture, le degré de conscience et de vérité auxquels ils appartiennent) qu’ils sont incapables de se « juger » réciproquement, ni de « se voir ». La vieille femme est « convaincue » qu’elle est coupable, qu’elle est une sorcière. Les ecclésiastiques sont « convaincus » de découvrir une « faute », et de devoir la châtier, en hommes équitables, pour le bien du monde. La vieille Marthe Hersolfs ignore qu’elle n’a commis aucune faute véritable en agissant comme elle l’a fait. Et ces ecclésiastiques ignorent qu’ils commettent une faute en faisant ce qu’ils font.
Mais la première n’est pas simplement une victime, car son innocence est abjecte (comme sa nudité obèse et sénile, dans la scène de torture) et les autres ne sont pas seulement des oppresseurs, car ils ne savent pas ce qu’ils font. Ils ne sont qu’aveugles, l’une et les autres, et l’une accepte la cécité des autres parce qu’elle-même est privée de vue ; les autres accablent sa cécité, à cause de la leur.
Ce conflit d’une double cécité me semble contenir la suggestion de toute tragédie qui peut exister parmi les hommes, non sur le plan passionnel où se rencontrent toujours des torts et des raisons qui sont relatifs, mais sur le plan des efforts destinés à atteindre la connaissance, à prendre conscience. Ce qui donne son accent tragique au conflit, c’est que pour arriver à le déceler, il faut notre jugement d’hommes historiquement « moins aveugles » que cette vieille sorcière et ces ecclésiastiques. L’horreur naît de cette faculté de voir derrière nous, que Dreyer éveille en nous. Au lieu d’illustrer l’atrocité d’une certaine situation ou d’un certain instant historique fût-ce par analogie avec certaines situations de notre temps (comme c’est le cas de tant d’œuvres théâtrales ou littéraires modernes, voire récentes), l’œuvre produit une impression d’horreur à notre époque actuelle, dans nos conditions actuelles, étant donné notre idée actuelle de la conscience. Ne pouvons-nous donc regarder qu’en arrière ? Notre jugement ne nous sert-il (ne peut-il jamais nous servir) pour nous-mêmes ? »

Elio Vittorini, octobre 1947

lundi, février 01, 2016

Affrontement de la question

« Je crois que le cinéma européen exprime tout autant sa totalité que le russe ou l’américain, dans la mesure même où il accepte d’être, effectivement, totalement, profondément, ce cinéma du retrait (…), c’est-à-dire un cinéma où les rapports de l’individu et de la société, au lieu d’être des rapports d’échange et d’intégration, sont des rapports, non pas même d’opposition, mais des rapports de doute ; divorce serait également un trop grand mot : des rapports de doute et de suspicion. C’est sur cette notion de doute que sont fondés les films des cinéastes européens proprement dits ; mais il y a aussi deux façons de l’envisager : s’il s’agit d’un doute qui se donne lui-même comme refus (et c’est justement le reproche principal que l’on doit formuler aux mauvais imitateurs, tant d’Antonioni que de Bergman), ces films ne seront, ne pourront être que négatifs ; le doute n’est riche, et donc à ce moment plein (de nouveau) d’une totalité, que s’il est inquiet, s’il doute aussi de lui-même, s’il est doute du doute : un doute qui veut passer au-delà du doute, qui en fait l’essai sincère, passionné, angoissé, et qui n’échoue que parce qu’il bute contre une réalité extérieure, contre l’inertie du réel ; et nous retrouvons là le mur et l’épaisseur du concret. Mais cette réalité, il ne se lasse pas de l’interroger, il l’attaque sans cesse sous de nouveaux angles, il tente véritablement de la comprendre, de l’intégrer, de s’y conjoindre ; et la totalité du social et de l’individuel n’est conquise, justement, et maintenue (de façon toujours périlleuse, mais conquise et maintenue dans ce péril même), que par cet affrontement de la question – question sans réponse qui est notre réponse. »

Jacques Rivette, 1963

vendredi, juin 20, 2014

L'espace d'un éclair


« On a coutume de représenter la poésie comme une dame voilée, langoureuse, étendue sur un nuage. Cette dame a une voix musicale et ne dit que des mensonges.
Maintenant, connaissez-vous la surprise qui consiste à se trouver en face de son propre nom comme s’il appartenait à un autre, à voir, pour ainsi dire, sa forme et  à entendre le bruit de ses syllabes sans l’habitude aveugle et sourde que donne une longue intimité. Le sentiment qu’un fournisseur, par exemple, ne connaît pas un mot qui nous paraît si connu, nous ouvre les yeux, nous débouche les oreilles. Un coup de baguette fait revivre le lieu commun.
Il arrive que le même phénomène se produise pour un objet, un animal. L’espace d’un éclair, nous voyons un chien, un fiacre, une maison pour la première fois. Tout ce qu’ils présentent de spécial, de fou, de ridicule, de beau nous accable. Immédiatement après, l’habitude frotte cette image puissante avec sa gomme. Nous caressons le chien, nous arrêtons le fiacre, nous habitons la maison. Nous ne les voyons plus.
Voilà le rôle de la poésie. Elle dévoile, dans toute la force du terme. Elle montre nues, sous une lumière qui secoue la torpeur, les choses surprenantes qui nous environnent et que nos sens enregistraient machinalement.
Inutile de chercher au loin des objets et des sentiments bizarres pour surprendre le dormeur éveillé. C’est la le système du mauvais poète et ce qui nous vaut l’exotisme.
Il s’agit de lui montrer ce sur quoi son cœur, son œil glissent chaque jour, sous un angle et avec une vitesse tels qu’il lui paraît le voir et s’en émouvoir pour la première fois.
Voilà bien la seule création permise à la créature.
Car, s’il est vrai que la multitude des regards patine les statues, les lieux communs, chefs-d’œuvre éternels, sont recouverts d’une crasse qui les rend invisibles et cache leur beauté.
Mettez un lieu commun en place, nettoyez-le, frottez-le, éclairez-le de telle sorte qu’il frappe, avec sa jeunesse et avec la même fraîcheur, le même jet qu’il avait à sa source, vous ferez œuvre de poète.
Tout le reste est littérature. »

Jean Cocteau

dimanche, mars 27, 2011

« Regardons la maîtresse réalité. Et aussi bien que nous le pourrons, sur ce que nous aurons vu, artistes fidèles, scrupuleux observateurs, dessinateurs consciencieux, par des notations exactes autant que nous le pourrons, rapportons, dessinons la réalité maîtresse. » Péguy